De l’imagination et non de la logique: la physique émotionnelle de Roman Signer

In Roman Signer: Films Super-8: La nature comme atelier, eds. François Bovier and Hamid Taïeb, MétisPresses PLANSécant series, 2013

 

Now in print in the original English and in German translation, in Roman Signer, ed. Kondar Bitterli and Andres Fiedler, Kunstmuseum St. Gallen, KINDL -Zentrum für zeitgenössische Kunst, Berlin and Verlag der Buchhandlung Walther König, Köln, 2014

Roman Signer: Films Super-8, 2013

Roman Signer, Mütze mit Rakete, 1983

Roman Signer, Rauchkreuz, 1975

« L’imagination est pourtant, quant à l’essentiel, rebelle à la déterminité » (Cornelius Castoriadis, 1986)

 

Il n’est pas possible de regarder les films Super-8 de Roman Signer d’un œil distrait, selon l’expression consacrée. On ne peut pas suivre ce qu’il s’y passe en déjeunant, en sirotant un café, en griffonnant des notes, en recherchant des informations d’ordre contextuel ou en discutant avec son voisin de table. A la différence de beaucoup d’autres films ou vidéos d’art contemporain (en particulier les installations reposant sur des projections), ce ne sont pas des œuvres d’ambiance. Les films, pris séparément, sont courts, d’une durée de moins d’une minute à quelques minutes, et possèdent tous une sorte de courbe narrative : un début, un milieu et une fin. (La fin de certains films n’est parfois que la conséquence de celle de la bobine de Super-8 atteignant son dernier photogramme. Et pourtant, il s’agit là véritablement d’une fin : un élément concret du processus de réalisation qui doit être attesté). Les films sont tous muets, et l’absence d’information auditive accroît le besoin d’une attention visuelle soutenue. Bien que les films puissent être, et aient été, exposés sous forme d’installations multi-écrans, on ne peut les appréhender en « butinant » d’un écran à l’autre et en extrayant aléatoirement tel fragment de métrage. Quelle que soit la forme de sa présentation, chaque film exige une attention totale, du début à la fin.

Cela n’est pas dû au seul fait que certains films reposent sur des changements très rapides et des éléments de surprise – des moments précis lors desquels (par exemple) un embrasement, une descente, une collision, une combustion, une explosion, une implosion, une disparition ou un effondrement ont lieu. C’est parce que ces films demandent au spectateur une attention aiguë, qui se réajuste tout au long de leur déroulement : non pas une vigilance accrue, mais un accord particulier et une certaine activation psychique. Une observation attentive permet ici une ouverture personnelle à un moment qui relève de l’ordre du poétique.

Enoncé de la sorte, ce constat pourrait paraître vague et grandiloquent. Le but de cet article vise à l’explorer de façon théorique. Son argumentation s’appuiera sur des idées provenant d’une série de sources très diverses : à la fois à la pensée rationaliste, empruntée aux penseurs analytiques anglo-américains, notamment Richard Dawkins et Roland Penrose, et à celle d’Européens tels que Gaston Bachelard, Roland Barthes et, en particulier, Cornelius Castoriadis. Cette liste de références méthodologiques paraît très excentrique mais sa justification, telle qu’on l’établira, repose sur la simplicité élémentaire des films de Roman Signer. Car la visée finale de cette réflexion est d’abord la critique d’art ; le but n’est pas de dégager un constat philosophique définitif au sujet de la poétique mais d’éclairer l’œuvre de Signer et les questions philosophiques qu’elle suscite. De plus, cette réflexion permettra, au fur à mesure de son avancée, au moins à certains moments, de remettre en question la frontière apparemment nette qui sépare les « analytiques » des « continentaux ».

Qu’entend-on par la poétique? Voici une définition provisoire empruntée à Castoriadis. La poïesis est l’antithèse de la « production, fabrication ou construction », des situations où les formes existantes sont remodelées et attribuées à des identités d’autres formes existantes. Au contraire, il s’agit là d’un moment d’émergence créative, c’est-à-dire de la naissance d’une nouvelle forme. En art et en poésie, ce pourrait être une situation où une chose endosse un tout autre sens ou une tout autre identité (ou un vaste réseau de sens absolument autre) : dans les termes de la poétique de Signer, lorsque l’élévation d’un canoë dans les airs et sa chute ultérieure sur terre se métamorphose en un rituel solennel, rude, insondable (voir ici Kajak, 1985), ou lorsque l’explosion une par une de boîtes empilées sur lesquelles se tient l’artiste devient une métaphore complexe à la fois de l’héroïsme et du ridicule des ambitions que le sculpteur nourrit vis-à-vis de son œuvre (voir ici Vier Kisten, 1985). En prolongeant cette réflexion par le biais d’une idée de Barthes, la poïesis peut être comprise comme un double moment de création – le moment où l’auteur ou le créateur se manifeste dans le texte et que le lecteur y répond par une création propre – c’est-à-dire par un autre texte, qui est « porté par le désir, productif et intransitif comme la première création ». Ce qui pourrait également être appréhendé comme un geste de fondation de l’expérience esthétique : l’imagination poïétique réinventant le réel de sorte à produire une connaissance sensuelle…

 

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Text © Rachel Withers. Film stills © Roman Signer. Book image © MétisPresses, 2013